« Mon ami ; tu n’as plus l’endurance d’un jeune loup. Je préférerais que tu retournes à Castelcerf et que tu gardes le petit.
Autant faire tout de suite un trou dans la terre et m’y ensevelir.
« Quoi?» m’exclamai-je, saisi par l’amertume de son ton. J’avalai ma gorgée de cidre de travers et me mis à tousser.
Petit frère, ne me traite pas comme si j’étais déjà mort ou agonisant. Si c’est ainsi que tu me vois , j’aime mieux être mort pour de bon. Tu voles le maintenant de ma vie quand tu crains que je disparaisse demain. Ta peur a des griffes glacées qui m’enserrent et me dépouillent du plaisir que je tire de la chaleur du jour.
Et pour la première fois depuis bien longtemps, le loup abaissa toutes ses barrières, et je vis tout à coup ce que je me dissimulais. La réserve qui existait entre nous depuis quelque temps n’était pas du seul fait d’Oeil-de-Nuit ; pour moitié, elle provenait de la distance que j’avais établie entre nous par peur de sa mort et de la souffrance insupportable que j’étais sûr de ressentir.
C’était moi qui le tenais à l’écart ; c’était moi qui lui interdisais l’accès à mes pensées. Pourtant, cette muraille avait laissé filtrer assez de mes émotions pour lui faire mal : j’étais sur le point de l’abandonner, et mon lent éloignement par rapport à lui correspondait à ma résignation de plus en plus ancrée à l’idée de sa mortalité.